Le sauvetage de l’euro n’a pas eu lieu : hier, par la voix de son ministre des finances, Wolfgang Schäuble, l’Allemagne a jeté l’éponge. M. Schäuble a dit qu’il n’y avait aucune urgence et qu’on pouvait réfléchir posément à la mise au point d’une nouvelle stratégie. Une autre manière de dire : « Advienne que pourra ! » L’oraison funèbre de la zone euro telle qu’on l’aura connue, à seize, a été prononcée par Olli Rehn, le commissaire aux affaires économiques et monétaires de la zone euro : « La crise est toujours là. Nous connaissons une trêve depuis deux ou trois jours mais nous ne pouvons pas nous permettre la moindre complaisance ». L’histoire retiendra qu’il rejetait lui la capitulation ; il est apparemment de la race des capitaines qui choisissent de couler avec leur navire.
Quand la zone euro a commencé de se défaire il y a un an, lorsque la situation de la Grèce a été connue, et que les projecteurs se sont immédiatement tournés vers le Portugal et l’Espagne, il est devenu évident que ce serait le pays le plus riche des seize qui – en dernière instance – devrait sauver tout le monde. Pourquoi ? Parce que dans un premier temps, les États sauvent les banques et comme elles sont insolvables, ils se noient en tentant de les sauver (voir le cas de l’Irlande dont on parlait moins il y a un an mais qu’il a fallu sauver en catastrophe à l’automne dernier), et que dans un deuxième temps, c’est aux États encore debout de tendre une main secourable à ceux qui tombent les uns à la suite des autres.
Quand la Grèce est tombée, l’Allemagne a fini par dire oui, du bout des lèvres. Quand ce fut le tour de l’Irlande, elle a dit qu’il s’agissait plutôt du genre de question dont le Fonds Monétaire International devrait s’occuper. Depuis, elle s’est attelée à mettre au point une solution qui entrera en vigueur en 2013, c’est-à-dire lorsqu’on pourra, après la bataille, faire le décompte des morts et des vivants. L’Allemagne s’est faite une raison, elle a faite sienne la philosophie du « en bien ou en mal, tout finit par s’arranger ! »
Mr. Schäuble aura donc connu son « moment Paulson », du nom de Henry « Hank » Paulson, le Secrétaire au Trésor de la deuxième administration Bush, qui jeta l’éponge le 14 septembre 2008 quand le représentant de la Barclays confirma que sa banque était prête à reprendre Lehman Brothers – à condition que ses actionnaires approuvent l’opération dans les jours qui suivraient. Le soleil se levait sur Tokyo et il était déjà trop tard.
L’hémorragie que provoqua la faillite de Lehman Brothers, et qu’il fallut étancher en déversant près de deux mille milliards de dollars et d’euros, fait que l’histoire pose déjà un regard sévère sur le « moment Paulson ». Mais que pouvait faire d’autre le ministre des finances américain ? On sait aujourd’hui – depuis que la Federal Reserve, poussée dans ses derniers retranchements, a dû révéler les chiffres – que dans le cas de Bear Stearns, qui avait elle été sauvée au printemps par son rachat par JP Morgan Chase, les titres rachetés à la firme par la Federal Reserve Bank de New York n’étaient qu’une infâme camelote. On a également appris le mois dernier que Bear Stearns était impliqué à l’époque dans une affaire de manipulation du prix de l’argent-métal sur le marché des Exchange-Traded Funds. Nous ne le savons que depuis quelques semaines mais il est difficile d’imaginer que Paulson ne l’ait pas su lui à l’époque. Il a déclaré alors sans la moindre ambiguïté : « Une opération de sauvetage comme celle qui vient d’avoir lieu pour Bear Stearns ne pourra pas être répétée ».
On sait maintenant que Lehman Brothers truquait ses comptes grâce à une entourloupe au doux nom de « Repo 105 », déguisant en ventes effectives à la fin de chaque trimestre des mises en pension de titres, et clamant à la face du monde qu’elle réduisait l’effet de levier dans son financement, alors qu’elle se contentait de doper sa combine. Cela aussi Paulson devait le savoir : on nous montre à nous les bilans officiels des sociétés mais un ministre des finances a accès aux vrais chiffres et quand tout s’écroule, apparaît en surface quelle est la part de ces chiffres qui découle d’un travail honnête et celle qui s’obtient par la fraude ordinaire. Quel que soit son degré personnel de cynisme, on est toujours surpris.
Que va-t-il se passer maintenant ? L’effet domino va suivre son cours et les pays en faillite restructureront leur dette. Les banques allemandes et françaises encaisseront la décote de la dette grecque ; les banques britanniques et néerlandaises, la décote de la dette irlandaise ; les banques espagnoles encaisseront la décote de la dette portugaise – la goutte qui fera déborder le vase en ce qui les concerne, et ainsi de suite, car chacun doit de l’argent à tous les autres. Il faudra avoir le cœur bien accroché dans le secteur bancaire. Les banques allemandes prendront un sacré coup mais on a dû faire les comptes à Berlin, et le calcul est facile à faire : sauver les banques allemandes coûtera toujours moins cher que de sauver toutes les banques de la zone euro plus la dette souveraine de tous les pays dont elles relèvent. Au bout du compte, la notation AAA de l’Allemagne devrait en sortir indemne, alors que si elle s’engageait dans les jours qui viennent à sauver l’Espagne (dont coût à vue de nez, 950 milliards d’euros, soit davantage que le montant actuel de la cagnotte européenne : les 750 milliards du Fonds Européen de Stabilité Financière), la notation de son risque de crédit serait menacée.
Hier, la zone euro a basculé officiellement dans le chacun pour soi. Mais quel était le choix qui s’offrait à M. Wolfgang Schäuble ? Guère meilleur que celui auquel était confronté M. Henry Paulson il y a deux ans : Charybde ou Scylla. Y a-t-il moyen de faire autrement ? Oui, si l’on remet en question des choses jugées fondamentales quant au statut de la propriété privée. À cela, la zone euro et ses majorités parlementaires libérales n’est pas encore prête. On en reparlera sur le champ couvert de morts, après qu’auront été quelque peu déblayés les décombres.
Paul Jorion
Fonte > Paul Jorion