Le projet de parrainage d'enfants de la Shoah contesté
Stéphanie Le Bars
15 Febbraio 2008
Une mauvaise réponse à une bonne question. La décision du président de la République, annoncée, mercredi 13 février, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), de "confier à chaque élève de CM2 la mémoire d'un enfant français victime de la Shoah", suscite la perplexité, des interrogations, voire de l'hostilité chez les historiens, les psychologues ou les pédagogues. Cette décision, visiblement prise sans concertation, embarrasse même une partie de la communauté juive.
Sarkozy : "On ne traumatise pas les enfants" avec un "cadeau de la mémoire". Nicolas Sarkozy a défendu son idée vendredi 15 février à Périgueux. "On ne traumatise pas les enfants en leur faisant ce cadeau de la mémoire d'un pays, pour leur dire un jour, c'est vous qui écrirez l'histoire de ce pays. Nous, nous en sommes la mémoire, ne refaites pas les mêmes erreurs que les autres", a déclaré M. Sarkozy.
"Il s'agit d'une démarche contre tous les racismes, contre toutes les discriminations, contre toutes les barbaries, à partir de ce qui touche les enfants, c'est-à-dire une histoire d'enfants qui avaient leur âge", a poursuivi le chef de l'Etat. "C'est d'autant plus nécessaire, mesdames et messieurs, que les survivants de cette époque tragique de notre histoire vont disparaître (...), les témoins ne seront plus, et les témoins, pour que ça ne se reproduise plus, ce sont nos propres enfants qui, de génération en génération, se transmettront ce souvenir", a-t-il expliqué. – (Avec AFP.)
"Lorsque nous avons évoqué la banalisation de l'antisémitisme, notamment chez les plus jeunes, et la nécessité de combattre les stéréotypes dès l'école primaire, on pensait davantage à une éducation à la tolérance. Notre demande ne portait pas sur le devoir de mémoire, car, en la matière, beaucoup de choses existent déjà", souligne-t-on au CRIF.
"IMPOSER LA MÉMOIRE"
Depuis la fin des années 1970, date du premier colloque organisé sur l'enseignement de la Shoah, les interrogations n'ont cessé, dans le monde enseignant, sur la meilleure manière de traiter le sujet de l'extermination des juifs. En 2002, lors d'un colloque à Strasbourg, Simone Veil, présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, prévenait : "Il ne faudrait pas que l'émotion provoquée par le témoignage des survivants dans les écoles aille de pair avec une allergie à la connaissance, que l'Histoire se fragmente en une série d'anecdotes individuelles." "Il y a toujours plus et mieux à faire", estime Dominique Trimbur, chargé de mission à la fondation. Mais, à l'instar d'autres spécialistes, il s'interroge sur la possibilité d'"imposer la mémoire" à des écoliers.
Nul ne conteste la nécessité de transmettre aux nouvelles générations la connaissance de la Solution finale, notamment pour faire pièce au négationnisme. Mais beaucoup jugent inopportune la confusion établie par le projet de Nicolas Sarkozy entre l'enseignement de la Shoah et le devoir de mémoire. "Quand on s'adresse à des enfants de CM2, on parle à une génération qui n'a pas de 'souvenirs' de l'époque en question. On doit lui inculquer des apprentissages et non lui faire porter le poids des morts et de leur mémoire", juge l'historienne Annette Wieviorka.
Les inquiétudes portent aussi sur la charge émotionnelle qu'une telle démarche risque d'imposer à des enfants de 9 ans ou 10 ans. "Il ne faut pas personnellement impliquer un enfant en lui demandant de s'identifier au destin tragique d'un déporté car on perd le bénéfice de la distance affective, estime Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, dont les parents ont été déportés. Pour parler de la Shoah sans transmettre d'angoisse ou de traumatisme, il vaut mieux passer par les métamorphoses émotionnelles comme les contes, la poésie.
"Même si l'émotion est parfois un bon vecteur, je défends l'idée d'un enseignement qui fait appel à l'intelligence et à la réflexion. Avec ce projet-là, on n'est même pas dans l'émotion, on est dans la tétanie", s'indigne Mme Wieviorka. Connaissant les difficultés rencontrées par certains enseignants pour aborder ce thème, Alain Seksig, inspecteur de l'éducation nationale en Seine-Saint-Denis, se demande si un tel projet ne risque pas de déboucher "sur une concurrence des mémoires et des victimes". "Je ne vois pas bien comment l'on va demander au petit Mohammed de porter, durant un an, le sort du petit Schlomo", s'interroge un autre praticien.
"ŒUVRE DE VIE"
Face à cette avalanche de critiques, Serge Klarsfeld, présenté comme l'inspirateur de M. Sarkozy sur ce sujet, ce qu'il dément, est l'un des rares à se féliciter de l'annonce du président. "Il est positif que cette mémoire soit largement diffusée dans le primaire. Ce n'est pas une mission morbide, c'est une œuvre de vie que de se souvenir d'un enfant", déclare au Monde celui qui a identifié les 11 400 enfants français déportés.
Le projet du chef de l'Etat viendrait s'ajouter à un arsenal déjà fourni d'outils consacrés à l'enseignement de la Shoah. Au-delà de la journée annuelle de la mémoire de l'Holocauste instaurée à l'école depuis le 27 janvier 2003, les projets pédagogiques existent, en lien avec les enseignements prévus dans les programmes d'histoire et soutenus par la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Stéphanie Le Bars
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