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Est-il encore temps d'éviter la dépression mondiale?
Le Monde
20 Marzo 2008
Ça y est, on y est. Sans même réellement s'en apercevoir, on est en train de franchir les étapes qui nous mènent à une vraie crise financière. Et pourtant, on ne peut pas dire que les banques centrales aient été inactives : baisse des taux d'intérêt, mise à disposition de masses énormes de liquidités pour que les besoins de financement des banques et donc de l'économie continuent à être couverts.
Le problème est que les banques centrales se heurtent à deux difficultés majeures. La première, c'est que tout le monde, quasiment sans exception, manque et de lucidité et de franchise, si bien que beaucoup d'acteurs font comme si de rien n'était. Et puis, le système financier mondial n'est pas confronté exclusivement à un problème de liquidités mais surtout à un problème de fonds propres des banques.
Pour schématiser : le système bancaire est obligé de reprendre – en les dépréciant parce qu'ils risquent fort de ne pas être remboursés – une large partie des crédits qu'il avait "titrisés", c'est-à-dire revendus à des entreprises spécialisées qui les plaçaient sur les marchés sous forme de valeurs mobilières; et cette contrainte va l'amener à resserrer sa politique de crédit.
A grande crise, grands moyens
Tout cela conduit à défendre l'idée suivante : si l'on veut éviter le pire, c'est-à-dire une vraie phase de dépression économique aux Etats-Unis et en Europe, il faut employer les grands moyens. Les grands moyens, c'est très facile à concevoir sur le papier et très compliqué à mettre en œuvre dans la réalité.
Cela consisterait à autoriser le système bancaire à étaler dans le temps ses reprises et ses dépréciations. Cela consisterait également à créer de grands instruments vraisemblablement publics qui récupéreraient une large partie de ces fameux actifs dépréciés et qui les cantonneraient en se donnant ainsi le temps et les moyens de mutualiser les pertes et de les étaler sur une longue période. Ce ne serait pas la première fois que l'on procéderait ainsi. Toute crise financière suppose à un moment de prendre en charge collectivement les pertes. Reste que plus l'on attend, plus cela coûte cher.
Mais analysons tout cela de plus près. Comme l'économiste américain Barry Eichengreen le soulignait récemment, il y a une sorte de nostalgie des temps passés, quand les banques jouaient un simple rôle d'intermédiation en prêtant de manière tout à fait raisonnable à des ménages et à des entreprises, et cela, dans le cadre de bilans parfaitement transparents et ajustés. Il suffirait donc de revenir au temps heureux où la titrisation n'existait pas, ou alors, autre version de la même approche, d'établir une régulation forte et définitive du système bancaire qui nous ramène à la période bénie des années 1960. Et c'est sûrement là l'une des tentations les plus fortes qu'ont aujourd'hui les autorités financières américaines et européennes.
Un mode de financement global
En réalité, le problème est beaucoup plus complexe, car la titrisation fait désormais partie d'un mode de financement global de l'économie mondiale dont elle n'est qu'un élément parmi d'autres et qui a dans l'ensemble joué un rôle positif. En fait, la titrisation n'est en aucune manière un objet isolé.
Elle va de pair avec la déréglementation des marchés financiers, qui a stimulé la création de nouveaux produits et permis aux établissements autrefois spécialisés d'exercer tous les métiers de la finance; elle participe d'un environnement de dématérialisation totale des flux de capitaux à l'échelle mondiale; enfin, elle résulte des nouvelles formes de régulation bancaire : les normes "prudentielles", définies à l'échelon international pour assurer la solidité des établissements de crédit, les obligent à avoir assez de fonds propres pour couvrir une certaine proportion des sommes qu'ils prêtent. Or, en "titrisant" leurs créances, les banques les faisaient sortir de leur bilan et n'avaient pas à augmenter leurs fonds propres en proportion.
Cela a eu pour résultat l'explosion des titrisations : elles ont augmenté de 150% en dix ans. Notamment, pour les asset based securities (titres basés sur des actifs), la variété la plus répandue de titrisations, les encours ont plus que doublé, passant de 1072 milliards de dollars en 2000 à 2238 milliards en 2007. Les chiffres évoqués ici concernent les Etats-Unis, mais se retrouvent à un degré moindre, très significatif cependant, en Europe. Ce qui est stupéfiant, c'est l'accélération du mouvement à partir de 2001, associé à la détérioration rapide du déficit commercial américain.
Faut-il pour autant le vouer aux gémonies, ce mouvement, comme cela pourrait être le cas ? Bien sûr que non. Le fait que les banques puissent sortir de leur bilan une partie des crédits a joué un rôle majeur dans cette économie de l'endettement porteuse de croissance mondiale. Jamais le déficit commercial américain n'eut été financé si l'on n'avait utilisé cette capacité de disperser les créances bancaires un peu partout à travers le monde. Jamais de nombreux financements, certes risqués, mais créateurs de valeur n'eussent pu avoir lieu si l'on n'avait eu cette capacité de décomposer et de répartir le risque. En réalité, il ne pouvait y avoir des transferts massifs d'épargne, constituée dans certaines parties du monde et investie ailleurs, sans cette innovation financière, ce qui est la version favorable de la mondialisation.
Ne nous trompons pas, ce moment de l'histoire financière mondiale ne s'arrêtera pas de sitôt, du moins tant que les niveaux de développement respectifs des grandes zones mondiales et leurs évolutions démographiques rendront nécessaires et souhaitables ces flux financiers. La question n'est donc pas de remettre en cause ces mécanismes mais de constater qu'ils ont été utilisés de manière excessive.
L'emballement de tout un système
Ces mécanismes de titrisation ont été détournés de leur véritable objectif, qui consistait à subdiviser un type de risque – les crédits immobiliers – pour répondre à une logique fondamentale du système bancaire : avoir en permanence une bonne gestion actif/passif (c'est-à-dire un équilibre entre le montant des engagements et les capitaux propres). Le mot-clé est l'excès : dans les cinq dernières années, on a assisté à l'emballement d'un système incontrôlé. On a beaucoup parlé de l'incroyable extension du crédit aux Etats-Unis, mais le mécanisme concerne aussi l'explosion des fusions-acquisitions : ces cinq dernières années ont été la période de toutes les folies, marquée par les dérives de la titrisation sous toutes ses formes.
En réalité, la titrisation a échappé aux directions financières des banques pour passer subrepticement sous le contrôle des salles de marché à la recherche de très forts rendements espérés. Rappelons-le, la titrisation consiste à sortir des actifs du patrimoine d'une institution, en les cédant sous forme de valeurs mobilières. Un véhicule ad hoc est créé – un Special Investment Vehicle (SIV), également appelé "conduit" – auquel les actifs sont cédés. Ce véhicule émet les titres et perçoit les flux de trésorerie générés par les actifs sous-jacents et les reverse aux investisseurs (paiement des intérêts et remboursement des titres).
En observant les mécanismes mis en œuvre, on s'aperçoit que les banques sont très souvent intervenues à tous les niveaux des opérations. Non seulement elles cédaient leurs créances, mais elles créaient parfois les entités qui les leur rachetaient (les SIV) et, dans ce cas, en montaient le financement; et ce sont elles aussi qui organisaient les émissions d'obligations correspondant à ces mêmes créances. C'est cette imbrication qui rend l'écheveau si difficile à dénouer.
Dans les faits, la titrisation a péché de deux manières. D'abord parce qu'on a exagéré le refinancement des dettes à long terme par des actifs à court terme, mais surtout parce qu'on a créé des conduits qui "titrisaient la titrisation" : ces produits dérivés comportaient des palettes de risques très diversifiés et étaient financés par l'endettement. C'est là la principale dérive du système : rajouter un endettement qui a pour seul objectif d'améliorer le rendement. La logique même du rôle du banquier prêteur est transgressée. Risques sur risques n'a jamais conduit à un financement sain d'une économie mondiale en pleine ébullition.
Mais les difficultés ne s'arrêtent pas là. L'une des sources des difficultés présentes et à venir est le fait que les banques de financement et d'investissement ne se sont absolument pas préparées à l'existence sérieuse d'un marché secondaire où s'échangent des titres fondés sur des créances. Il n'y a en fait aujourd'hui aucun des instruments qui permettraient le bon fonctionnement de ce marché. On est placé dans une situation absurde, et extrêmement dangereuse, où l'investisseur est censé conserver ses titres jusqu'à l'extinction de la créance, alors qu'un marché, pour bien fonctionner, doit être animé et liquide.
Le résultat de ces excès, de ces risques inutiles, de ces erreurs de conception, ne s'est pas fait attendre. Un monde sans liquidités organisées fait peur et crée ce qui est le cœur de toute crise financière, c'est-à-dire la perte de confiance. Celle-ci a touché toutes les formes de titrisations bien au-delà du premier choc de l'été 2007 et de la crise des subprimes. Les cours des émissions ont fortement baissé pour la raison simple que personne n'est capable d'évaluer les risques de ces titrisations, donc de formuler un prix raisonnable, d'autant que tous ces produits ne peuvent être réellement négociés sur le marché. Là se trouve, pour une large part, l'origine des formidables pertes des grandes banques américaines.
Jusqu'où tout cela ira-t-il ?
A une évolution cyclique classique de l'immobilier, qui aurait simplement ralenti la croissance américaine, britannique et espagnole, est venu se surajouter un dérèglement financier dont les conséquences pourraient être beaucoup plus graves et qui touche au premier chef les principaux bénéficiaires des cinq dernières années, les banques et les grands fonds spéculatifs. C'est ce qui explique que les primes de risques des banques se soient nettement plus dégradées que celles des sociétés industrielles. Mais les primes de risque ont augmenté, tous marchés et secteurs confondus, et continueront à le faire car elles intègrent désormais une perspective de récession macro-économique, et donc des taux de défaut supérieurs à ceux qui sont constatés aujourd'hui.
Jusqu'où tout cela pourrait-il aller ? Malheureusement on ne peut écarter une crise bancaire majeure, qui entraînera deux phénomènes : la réorganisation très rapide et violente des bilans des entreprises financières et le ralentissement, si ce n'est la disparition, de la titrisation. L'un et l'autre ont des implications très fortes, qui peuvent conduire à un relatif assèchement du crédit et donc au renchérissement de son coût. C'est sur ces deux points que doivent porter les efforts d'analyse et de réaction des autorités financières mondiales.
Faut-il le rappeler une nouvelle fois ? La titrisation est essentielle dans le fonctionnement d'une économie de crédit qui, elle, permet à l'économie mondiale de se développer. Dire cela, c'est rappeler que le choc sera double puisque les banques, non seulement y perdent un instrument de crédit mais par ailleurs, ayant à conserver ou à reprendre l'essentiel de ces titres dépréciés dans leur bilan, vont avoir des besoins massifs de fonds propres et des politiques de crédit évidemment beaucoup plus restrictives. Parler de cela au futur est d'ailleurs inapproprié car ce scénario d'une crise est déjà en train de se mettre en place.
Ainsi à la crise immobilière, qui en elle-même n'a rien de gravissime, d'autant qu'elle touche moins l'Europe que les Etats-Unis, s'ajoutent les éléments d'une crise financière systémique et mondiale, fondée sur un bouleversement des conditions de crédits bancaires et une baisse du prix des actifs, qu'il s'agisse des actions ou de l'immobilier. Chaque jour qui passe nous apporte la confirmation des risques encourus.
La tâche des banques centrales
Le pire n'est jamais sûr et rien n'interdit d'imaginer, comme ce fut déjà le cas dans des circonstances analogues, des politiques imaginatives et audacieuses. Mais le temps presse. Le principal atout que nous ayons aujourd'hui pour sortir de cette situation est la réactivité des banques centrales.
Deux remarques sur ce sujet. Leur efficacité repose sur leur crédibilité et cette exigence permet d'exonérer la Banque centrale européenne (BCE) d'un procès à charge trop rapidement mené, notamment en France. Les banques centrales ont eu globalement trois mérites : travailler de manière coopérative, injecter des liquidités et suivre de très près l'état de leur système financier. La Réserve fédérale américaine (FED) et la Bank of England ont ajouté à cela une politique très active des taux directeurs. La BCE fera de même dans les mois à venir, si elle porte son regard au-delà de l'augmentation de la masse monétaire et des indicateurs de hausse des prix.
Certes, les risques d'inflation en Europe peuvent inquiéter, mais ce n'est pas le problème d'aujourd'hui. La BCE a surtout à éviter une glissade brutale du dollar. Tout le monde est conscient de la hiérarchie des problèmes et c'est la raison pour laquelle le moment est venu de baisser les taux directeurs de la BCE même si ce n'est en rien une solution miracle.
A ces remarques-là près, le diagnostic des banques centrales a été rapide, juste et suivi d'effet. Dans une crise du marché interbancaire, elles ont su éviter aux Etats-Unis la faillite des banques hypothécaires et permettre à des grandes banques, en véritable danger, de réintégrer, sans risque de liquidités, une partie de leurs produits titrisés.
par Jean-Hervé Lorenzi
Source >
Le Monde
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